Né en Angleterre en 1928, Tom SHARPE, a exercé comme travailleur social puis comme enseignant. De 1963 à 1972, il enseigne l’histoire au College of Arts and Technology de Cambridge. En 1976, il publie le premier volume de la saga de Henry WILT, professeur de culture générale dans un lycée technique, le Fenland College of Arts and Technology, à Londres, en tant qu’assistant de deuxième classe.
Dès les premières pages, Tom SHARPE plante le décor d’un fonctionnement qui n’est pas très éloigné du modèle vers lequel nous entraîne la loi LRU et ses conséquences, avec la mise en concurrence des établissements, l’évaluation et la gestion locale des carrières, etc.
Extrait
– À mon avis, le problème de Wilt c’est qu’il manque de dynamisme, dit le directeur du département d’anglais qui, manquant de nerf lui-même, tendait à résoudre les problèmes à un niveau d’approximation maximale qui confortait son absence d’autorité naturelle.
Le Comité d’avancement hocha la tête multiple pour la cinquième année d’affilée.
– Il manque peut-être de dynamisme mais il s’engage à fond, dit Mr Moris qui livrait pour Wilt son annuel combat d’arrière-garde.
– Engagé ? dit le directeur du département Hôtellerie en grimaçant, engagé dans quoi ? L’avortement, le marxisme, la promiscuité ? Ce ne peut être que l’un des trois. Je n’ai encore jamais rencontré d’assistant de culture générale qui ne soit pas un tordu, un pervers, ou un révolutionnaire toujours prêt à hisser le drapeau rouge, ou les trois à la fois
– Bien dit, s’écria le directeur de Méca Géné, dont un étudiant saisi de démence avait utilisé les cours de précision pour fabriquer des bombes tuyautées.
Mr Morris fronça les sourcils :
– Je reconnais qu’un ou deux de nos lecteurs se sont montrés… euh… un peu activistes sur le plan politique, mais je m’élève avec force contre des insinuations…
– Laissons là, je vous prie, les problèmes généraux et revenons à Wilt, dit le censeur. Vous disiez qu’il s’engageait à fond.
– Il a besoin d’être encouragé, dit Mr Morris. Bon sang, ce type est chez nous depuis dix ans et il est toujours assistant.
– C’est précisément ce que je voulais souligner en parlant de manque de dynamisme, dit le directeur du département d’anglais. Si vraiment il avait valu la peine de le promouvoir, il serait maître assistant aujourd’hui.
– C’est un argument de poids, dit le directeur du département de géographie. Quelqu’un qui a passé dix ans à faire la classe aux gaziers et aux plombiers est évidemment inapte à occuper un poste d’administratif.
– Doit-on toujours faire des promotions en fonction des critères administratifs ? dit Mr Morris exaspéré. Je vous signale que Wilt est un excellent enseignant.
– Puis-je intervenir sur ce point ? dit le Dr Mayfield, directeur du département de sociologie. Il est essentiel de bien comprendre que dans l’optique de notre prochaine habilitation à délivrer le diplôme conjoint d’urbanisme et poésie médiévale – et je suis heureux de pouvoir vous communiquer à ce propos l’accord de principe du Conseil national des habilitations – il convient de mener une politique de recrutement adaptée au niveau des postes de maître assistant en dégageant des postes pour des candidats ayant un profil de spécialiste dans des domaines de recherches précis plutôt que…
– Si je peux vous interrompre un instant, dans votre optique (comme vous diriez), dit le Dr Board, directeur du département de langues modernes, êtes-vous en train de dire que nous devons réserver les postes de maître assistant à des spécialistes hautement qualifiés mais incapables d’enseigner plutôt que de promouvoir des assistants sans doctorat qui sont tous de bons enseignants ?
– Si le Dr Board m’avait laissé continuer, dit le Dr Mayfield, il aurait compris que je voulais dire…
– J’en doute, dit le Dr Board, avec une syntaxe pareille…
Et c’est ainsi que pour la cinquième année consécutive Wilt ne reçut pas d’avancement. le Fenland College of Arts and Technologiy était en pleine expansion. On créait de nouveaux diplômes et de nouveaux enseignements et des étudiants toujours plus nombreux et d’un niveau toujours plus bas s’y précipitaient pour suivre les cours que dispensaient un personnel toujours plus qualifié, cela jusqu’au jour où le Tech cesserait de n’être que Tech pour grimper dans la hiérarchie en devenant Poly. C’était le rêve de tous les directeurs de département , et ce processus ne tenait nul compte de l’amour-propre de Wilt ou des espérances d’Eva.
Wilt reçut la nouvelle avant d’aller déjeuner à la cantine.
– Je suis désolé, dit Mr Morris tandis qu’ils prenaient la file avec les plateaux, c’est la faute de ce fichu tour de vis budgétaire. Même en langues modernes ils ont eu des restrictions. Deux promotions seulement.
Wilt hocha la tête. Il s’y attendait. Il s’était trompé de département, trompé de mariage, trompé de vie. Il posa ses fish-fingers sur une table dans un coin et mangea tout seul. Autour de lui, ses collègues parlaient des examens et de la composition de la commission pédagogique pour l’année suivante. Ils enseignaient les mathématiques, l’économie ou l’anglais, des matières nobles où les promotions étaient rapides. C’était tout simple.
Tom SHARPE, WILT 1 (1976), 10/18, Paris, réédition 2009, trad. François Dupuigrenet-Desroussilles, pages 14 à 17